CHANSONS EN BRETON SUR FEUILLES VOLANTES

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Chansons publicitaires sur feuille volante :
un curieux hommage de Charles Rolland au " Coca-Cola "

Il y a une tendance actuelle nette à critiquer la mondialisation et l'omnipotence de grands groupes internationaux, souvent anglo-saxons. Ce n'est pas ici le lieu de prendre position dans ce débat. Il est curieux cependant de voir comment, d'une génération à l'autre, les choses ne changent pas, ou guère… La preuve en est dans la chanson sur le Coca-Cola, composée par Charles Rolland (1862-1940), de Guerlesquin .
Les chansons anciennes, étaient supposées " meilleures ", car appartenant à un monde ancien, donc moins influencé par un modernisme jugé néfaste. On imagine combien peut paraître incongrue une chanson publicitaire. Cet exemple n'est pourtant pas le seul, et des feuilles se livrent à une publicité éhontée, on peut le dire. Ce type de chanson publicitaire sur feuille volante, émanant d'un chanteur connu, peut paraître étonnant. Il est évidemment difficile, à soixante ans de distance, de savoir quelles étaient les motivations de Charles Rolland, surtout connaissant le reste et la tonalité de son répertoire.
Il suffit de se dire, que des contraintes d'auteur, d'édition, et peut-être tout simplement des questions matérielles, ou l'émulation entre chanteurs ; tout cela les contraignait sans doute à se conformer à ce qui leur était demandé, et la publicité n'est dans ce cas qu'un élément, un prétexte, un moteur pourrait-on dire ; et ce moteur était peut-être tout simplement alimentaire ! Cela permettait au chanteur d'être connu, donc de vivre.

Position du problème :
Parler de réclames est évident dans l'exemple cité. Ailleurs, dans le domaine particulier et étroit des feuilles volantes, il n'est pas exagéré de parler de promotion, de publicité.
Comment cerner les limites de ce qui peut être une publicité ou des réclames ? En relevant tout ce qui, dans ou hors du texte, n'a pas de rapport immédiat avec le sujet traité : promotion d'autres chansons du même auteur, publicité pour d'autres articles divers en vente à la librairie mentionnée, par exemple. Des formes de publicité peuvent ainsi être mises en évidence sur diverses feuilles.
Sortant un peu de ce sujet, il y a évidemment les chansons politiques ou polémiques, ainsi que la promotion d'idées diverses, qu'elles soient " pour " ou qu'elles soient " contre ". Ce sujet-là est à l'évidence, quand on connaît la littérature sur feuilles volantes, à la fois vaste et brûlant. Sujet vaste, parce que la virulence des débats politiques et religieux n'est certes pas que d'aujourd'hui. Sujet brûlant également, car la diffusion de feuilles volantes, arrêtée " en principe " dans les années 1950, a vu fleurir jusqu'à récemment des spécimens consacrés par exemple à la lutte contre la centrale nucléaire de Plogoff dans les années 1970, ainsi qu'une chanson intitulée " ar rozenn ruz " de propagande pour F. Mitterrand en 1981.

Charles Rolland
La carrière de Charles Rolland a été longue et atypique. Sans revenir sur les notices qui sont présentes dans Ollivier et Raoul, sur le plan chansons, Rolland, né en 1862, se signale surtout par des chants sur la Guerre de 14. Il continue après la Grande Guerre qui avait été un réel traumatisme social et général. Il signe encore quelques textes dont un, à 72 ans, qui est daté : ar gorsedd en Rosko 1934 (le Gorsedd [réunion des néo-bardes] à Roscoff 1934).
Ch. Rolland est connu pour son ardeur à défendre ses opinions socialistes (il était allé jusqu'à peindre sa maison à Guerlesquin en rouge pour que nul ne s'y trompe !), son engagement a fait l'objet d'un article récent de Bernard Lasbleiz sur la traduction de l'Internationale en Breton (cf. Musique Bretonne, n°174, Sept. Oct. 2002, p.25). Ailleurs, il persiste et signe, et publie certains textes critiques à l'égard de la religion, ou des religieux.
Citons aussi évidemment ici le mémoire de Pêr Salaun, intitulé : " war lerc'h eur Foueter-bro, Charlez Rolland eus Gwerliskin ", paru dans Hor Yezh, en 1983.
Notons que ses opinions politiques n'empêchent nullement Charles Rolland de publier par ailleurs Nouel ar C'hristen (le Noël du Chrétien), dans le Catalogue Ollivier n°902, en un temps où, souvent, il fallait être soit " pour ", soit " contre ", et choisir son camp sans ambiguïté…


La chanson
N'insistons pas sur les descriptifs habituels : 22 couplets de 6 vers variables. On note aussi que l'air donné est Person Plourin (le curé de Plourin), alors qu'une partition est notée, avec en prime un accompagnement de piano. La chanson sur le Kola-Koka est dûment répertoriée dans Ollivier sous le numéro 850. Bien que non datée, elle est donc antérieure à 1942. On doit signaler que c'est un exemple, rare mais non exceptionnel, des feuilles volantes imprimées à Paris. La marque d'imprimeur figure bien en bas de page 4 : " Crevel, grav. Imp. Fg St. Denis, 18, Paris ".
Le contexte dans lequel Ch. Rolland a publié la chanson est difficile à préciser. Il y a bien les deux mentions : " hors concours " et " membre du jury ", ce qui tend à faire penser que c'était une chanson composée par Ch. Rolland pour un de ces concours auxquels il participait volontiers. (cf. Ollivier, p. 344).
a - A propos du nom.
Dans la feuille le nom est changé, avec interversion des deux constituants. Il y a quelques variations d'orthographe, avec selon les cas " Kola Koka " ou " Kola Coca ".
b - Une contrefaçon ?
Levons une ambiguïté : s'agit-il réellement du " Coca Cola " ou d'une contrefaçon ? Il est possible que le produit présenté ici ne soit qu'une contrefaçon, car avant que le Coca Cola prenne son importance actuelle, de nombreux produits lui ressemblant essayaient de faire leur place dans la publicité. Pour cette célèbre boisson, le Coca-Cola, créé en 1886, la commercialisation en France se fit après 1918, et le maximum de promotion entre les deux guerres. La présentation comme indiqué dans la chanson, sous forme de sirop, et la préparation à mélanger, à de l'eau plate ou avec un siphon d'eau de Seltz, était laissée à l'appréciation des cafés et de leurs clients.

Appellation.
Signalons l'appellation, qui peut paraître étrange, bien que le texte précise à de nombreuses reprises qu'il ne contient pas d'alcool, qui est bien le " vin Coca Cola " (ar gwin Kola Koka). Ceci se réfère au fait que l'appellation " vin " est prise dans ce cas dans le sens pharmaceutique, c'est à dire de préparation suivant un processus chimique précis. Notons que le " vin " a aussi ce sens plus large en Latin, et qu'en Français le sens pharmaceutique de " vin " est aussi plus étendu que le sens étroit de " jus fermenté de la vigne ".
C'est le cas aussi en Breton. Jules Gros ainsi que F. Favereau notent d'ailleurs, à juste titre, que " gwin " peut désigner une préparation à priori non alcoolisée, dans le cas de " gwin mouar " par exemple, le jus de mûre.
Le couplet 7 nous précise que la boisson peut être bue seule, ou avec de l'eau ou de la limonade, ce qui fait penser qu'elle ne se présentait pas comme maintenant, mais plutôt comme une sorte de sirop que l'on pouvait diluer.

Procédés publicitaires.
Ce texte est une publicité sans aucun complexe. Que met-il en œuvre ? les mêmes ficelles que dans les publicités actuelles :
a - La santé et toutes les vertus pour tous les âges et toutes les périodes de la journée. Les vertus, physiques et psychiques, du Coca-Cola, sont sans cesse mises en avant.
b - La touche d'exotisme, présente avec l'indienne qui tend son produit au goût d'amandes : " kiniged demp gant plac'h kaer an Indez… ". (nous est offerte par (une) belle dame des Indes). L'iconographie participe bien de cette tendance qui visait à mettre en vitrine des produits et des personnes exotiques : que cela nous insupporte ou non, par un colonialisme à peine dissimulé, on peut se rappeler le Sénégalais de la publicité " Banania ".
Même bon nombre de nos publicités actuelles ne sont pas exemptes de cette tendance, plus ou moins filtrées à l' " écologiquement correct " ou à l' " idéologiquement correct ", moyennant certains passages par le Monoï ou Ushuaïa par exemple.
Ici, on a droit à une indienne de pacotille, le " Kola Koca " est qualifié d' " indien " et de " suprême reconstituant " ! exotisme et superlatifs ne manquent pas !
c - La véracité du produit, à l'inverse de la concurrence, qui n'est censée présenter que des produits frelatés, malsains ou d'origine douteuse, autre procédé classique de toute publicité.

En guise de conclusion (temporaire)...
Cet exemple est frappant. Il a été choisi pour cela. Dans l'approche du chant traditionnel, il faut prendre ces textes comme ils viennent, c'est à dire des illustrations, des preuves de la vie quotidienne de l'époque, et de la vie du chanteur. Il faut s'abstenir de relire avec des verres déformants, ou de voir la vie dans le pays avec un angélisme primaire bien souvent entaché de fausseté. Les chanteurs devaient vivre, comme les autres, ce qui signifie défendre leur rang, assurer leur présence, et parfois aussi se livrer à des opérations promotionnelles qui sont de type alimentaire. Et ça n'a rien de déshonorant…

Serge NICOLAS
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