CHANSONS EN BRETON SUR FEUILLES VOLANTES

Biographies

Yan ar Guen (1774-1849)
Chanteur - poète trégorrois

par Serge Nicolas

Le Trégor (région de Lannion, Côtes d'Armor) fête cette année le 150e anniversaire de la mort du chanteur - poète Yan ar Guen, né le 24 décembre 1774 à Plougrescant (Côtes d'Armor) et décédé le 29 décembre 1849 à Plouguiel (même département). Yan ar Guen est le modèle des chanteurs populaires, suivant toujours le goût du public auquel il s'adresse. Il travaille à la commande, compose des ballades tristes ou sentimentales sur le départ des jeunes gens à l'armée, ou des fiançailles rompues, etc.
Suivant le goût du jour, il ne néglige pas de sacrifier au " sensationnel " en composant des chansons sur les événements et catastrophes diverses, en Bretagne ou hors de Bretagne. Où il touche à l'histoire, c'est quand il s'attaque à des événements décrits par la grande histoire, tels que l'épidémie de choléra qui frappe la France en 1832. Aveugle dès son plus jeune âge, plutôt que de faire de petits travaux ou de vivre de la mendicité, il décide de courir le pays, entre Morlaix et Tréguier. Sa renommée s'étend au point que, dans les fêtes et pardons, on se déplace de loin pour l'entendre. Au bout de quelque temps, son succès s'affirmant, il se déplace chez des imprimeurs où ses chansons sont copiées, imprimées et diffusées dans les foires, marchés et pardons. L'épicentre des chansons imprimées sur la côte Nord de la Bretagne se trouve alors à Morlaix, chez l'imprimeur Alexandre Lédan et successeurs.

 

Yan ar Guen est aveugle, donc illettré ; et à cette époque il ne connaît évidemment pas le Français. Du moins pas en apparence. On est frappé quand on lit les textes de la mauvaise qualité, non pas de la langue, mais du vocabulaire utilisé ; farci de gallicismes et de mots à peine bretonnisés. C'était l'usage du temps, et le fait a été remarqué et expliqué par D. Giraudon dans son article sur Yan ar Guen dans Ar Men, n° 10.

Même étant illettré, Yan ar Guen ressent le besoin de garder mémoire des textes sur lesquels il travaille. Habitant avec sa femme dans une petite " loge " du bord du Jaudy, à la Roche Jaune en Plouguiel, il trouve un moyen à la fois archaïque et pratique : il utilise des " tailles ", c'est à dire des bâtons gravés de coches qui lui servent d'aide mémoire. L'exposition " naissance de l'écriture " aux Musées Nationaux de Paris (1982) montre comment ce procédé est plus une mnémotechnie qu'une vraie écriture. Il n'est que de considérer avec distance et un œil critique les " chiffres romains " pour s'apercevoir qu'il ne s'agit que d'un système de tailles, appliqués dans ce cas à des chiffres. Répandu donc partout et depuis des millénaires, depuis les cartes indiennes jusqu'aux os sculptés des Eskimos, ce système a donc franchi les âges et les continents pour arriver sur les rives du Jaudy au XIXe siècle...
Yan ar Guen n'en est pas peu fier. Il le confie dans une de ses chansons où il dit :

Diskoueed 'meus ar c'hopi da galz a dud savant
Hag 'n em gonte abil, hag a zo ignorant
Kaer o deus selled outan, hag a dost, hag a bell
N'int ket 'vid lenn skritur a ran gant ma c'hontell

( j'ai montré la " copie " à beaucoup de gens savants
qui se coyaient habiles, et qui sont ignorants
ils ont eu beau (les) regarder, et de près, et de loin,
ils ne sont pas capables de lire l'écriture que je fais avec mon couteau...)

Tout aveugle et ne connaissant pas le Français qu'il soit, Yan ar Guen contourne cet obstacle en se faisant lire les journaux à l'auberge, avec traduction improvisée sur place : un écho de ce procédé est donné à la fin de la chanson " Recit eus a un exempl êruet a neve " ( Ollivier n° 974 ) :


An ini en deus formet ar gomposition
divar ar c'hopi gallec ebars langach breton

( ... celui qui a fait la composition
à partir du texte français en langage breton...)


Ce procédé l'amène à composer des textes sur des événements qu'il n'a pu connaître que de cette façon : les chansons à propos les orages de la région de Saint Etienne, bien que curieusement localisée dans le département du Var ( Ollivier n° 970 ), les avanies d'un " malheureux d'Avranches " ( Ollivier n° 348 ), etc.
Yan ar Guen ne se limite pas au territoire national : ce qu'il raconte à propos d'un " saint curé de Milan " ( Ollivier n° 952A ), d'événements se passant en Suisse ( Ollivier n° 709 ), ne peut donc avoir comme source aussi qu'une gazette de l'époque.

La référence " Ollivier " suivie d'un numéro a été déjà utilisée ci-dessus. Sans s'étendre longuement sur ce sujet important en lui-même, quelques éclaircissements peuvent être apportés sur qui était Joseph Ollivier et ce qu'il a fait.Il a constitué son " Catalogue Bibliographique de la Chanson Bretonne sur feuille Volante ", en y classant les feuilles qu'il a pu consulter dans diverses bibliothèques et chez des érudits locaux et personnes s'intéressant à la culture bretonne. Ce travail considérable, mené à bien en une période ô combien difficile, puisqu'il fut publié en 1942 chez Le Goaziou à Quimper ; répertorie sous 1154 numéros les chansons publiées dans le domaine dit " KLT " ( Cornouaille - Léon - Trégor ), et y joint de précieuses notices sur les imprimeurs et les auteurs, souvent de première main. Ce travail sert de référence incontournable dans tout travail sur les feuilles volantes en général.

Or, c'est à peine une surprise de voir que Yan ar Guen arrive en tête par le nombre de références dans le catalogue Ollivier : on y trouve en effet 46 textes signés de lui, et Ollivier y rajoute 12 textes ayant une probabilité raisonnable que ce soit lui l'auteur ; ce qui fait un total de 58 chansons, répertoriées ci-dessous en Annexe.

Ceci incite à donner quelques idées sur les thèmes exploités par Yan ar Guen. Analysons-les au fur et à mesure :
1-Les thèmes politiques :
Ils sont retrouvés sans difficulté, sous les n° 289 : Chanson a neve composet en enor da Louis - Philip 1a, roue ar Fancisien, et n° 939 : Recit composet a nevez, en enor da Louis Napoleon, ha d'ar Republic a Franç ; on peut y joindre le n° 965 : Recit composet var Maro an Duc de Berri, qui est une déploration en forme de serment d'allégeance. On voit que dans le propos, tout est légitimiste. Il s'agit d'aller dans le sens du vent, de conforter le pouvoir en place, ce n'est pas encore l'heure de la contestation.
2-Les chansons dites " de circonstance " : sont ainsi dénommées pour individualiser les chansons qui sont en général des oeuvres de commande, composées pour une circonstance particulière : soit les textes sont poignants : départs à l'armée, abandon d'amoureux ; soit ils sont plus légers, voire convenus et artificiels ( badinage d'amoureux, etc.). Ces travaux de commande sont les plus nombreux : 18 chansons de ce type.
3-Les chansons faites pour " l'air du temps " : ces chansons sont consacrées au " temps présent " : cf. n° 348 Chanson composet a neve var ar c'his ancien hac an ini a so o rên ; elles sont consacrées aussi soit à la mode (n° 350, chanson sur les parapluies), soit sur la promotion des pommes de terre ( n° 346, 951 ), ce qui rappelle qu'à cette époque le légume de Parmentier pouvait encore passer pour récent dans le pays.
4-Les faits divers sont fréquents également, pour quelqu'un qui s'efforçait d'être à la pointe de la nouveauté, et de garder sa réputation de compositeur-chanteur prolifique et hors pair. On note ainsi par exemple: les chansons sur le mauvais temps ( n° 659, 709, 970A ), les catastrophes et naufrages ( n° 661, 957 ), les crimes et forfaits ( n° 664, 947A, 948, 955 ). Un peu à part, il faut signaler la célèbre chanson sur le choléra de 1832 : n° 660, Guerz composet a nevez Var sujet ar c'hlénvet bras.
5-les chansons religieuses : apparemment, Yan ar Guen n'a pas excellé dans cette matière, quoiqu'ailleurs dans ses chansons les invocations à la Vierge, à Dieu ou aux saints apparaissent aussi fréquentes que chez d'autres. On trouve seulement le n° 1000 : Recit voar vue santes Philomel.
6-Une catégorie enfin doit être mise à part, isolée et signalée en ce sens qu'elle représente ce qu'on appelle en breton des disputes. Beaucoup d'auteurs ont reconnu depuis longtemps la singularité et l'intérêt de ces textes, analogues à ce qui était décrit dans les jeux-partis du Moyen-Age, qui ont été conservés dans la littérature populaire bretonne, alors qu'ailleurs ils ont disparu depuis longtemps. Différents types de " disputes " existent, mais on doit constater ici que Yan ar Guen en donne pas moins de 8 :

n° 348 Chanson composet a neve var ar c'his ancien hac an ini a so o rên
n° 562 Disput composet a neve entre ar C'hemener hac ar Guiader
n° 563A Disput composet a neve entre ar C'here, hac ar Botoer coat
n° 566A Disput entre an Dour hac an Tan
n° 573 Disput etre ar Paperer hac ar Pillaouer; Disput an An hac ar Gouan
n° 970B Disput composet a nevez entre an Dour hac an Avel
n° 344 Chanson composet a neve entre an den interesset hac an den feneant

 

Si le fond est ici strictement profane ; sur le plan de la forme, ces textes se présentent comme un dialogue avec échange entre deux points de vue opposés. Il ne s'agit pas de vain dialogue, mais d'un débat d'opinion visant à comparer tel point de vue à un autre, opposé de préférence. Ce type d'exposé avait une valeur didactique au Moyen Age, depuis il en a perdu ; mais le procédé reste ici conservé, et surtout compris. Parfois le sujet est dangereux, on signale ainsi (mais pas dans le domaine de Yan ar Guen) une dispute entre Royalistes et Républicains ; ailleurs également, des disputes entre différents terroirs de Bretagne, etc. Le fait essentiel, qui est à la fois le sens et la conclusion de toute dispute de forme classique est qu'entre les partenaires de ce dialogue, de cet échange d'opinion, on arrive non pas à un " match nul ", mais plutôt à une estime réciproque qui fait que les deux partenaires en arrivent à se connaître et à s'estimer mieux qu'avant, voire à reconnaître chacun l'utilité de l'autre. Le côté dangereux, en particulier en matière d'opinion, est ressenti par les auteurs, ce qui fait que parfois on désamorce toute polémique en prenant des sujets innocents voire futiles : la dispute entre l'eau et le feu ( n°563A ), la dispute entre l'été et l'hiver ( n°573, 2e texte).
Dans la bibliographie de Yan ar Guen, on a schématiquement des disputes consacrées aux métiers et statuts sociaux ( n° 562 : Disput composet a neve entre ar C'hemener hac ar Guiader ; n° 563A : Disput composet a neve entre ar C'here, hac ar Botoer coat, n° 573 : Disput etre ar Paperer hac ar Pillaouer, n° 344 : Chanson composet a neve entre an den interesset hac an den feneant ), des disputes consacrées aux éléments naturels ( n° 566A : Disput entre an Dour hac an Tan , 566 A 2e texte: Disput an An hac ar Gouan, n° 970B : Disput composet a nevez entre an Dour hac an Avel ). Reste le n° 348 : Chanson composet a neve var ar c'his ancien hac an ini a so o rên qui est un sujet connu, même convenu : le temps passé par rapport au temps présent.

Pour terminer, parlons de la présence du répertoire de Yan ar Guen dans la tradition populaire, et dans la tradition actuelle. Certaines de ses chansons ont été reprises, pillées pourrait-on dire, à une époque où on se constituait un répertoire comme on pouvait. Des chansons ont été ainsi reprises et publiées sans leurs couplets de signature, ceci jusque dans les années 1930.
Les chansons de Yan ar Guen ont été chantées et diffusées de manière qu'il est possible de citer un texte connu encore actuellement et chanté, c'est le n° 947A : Recit composet a neve voar eun tol vaillantis erruet a dost da Baris, er bla 1839, an 3 a vis meurs. Ce texte est connu sous le titre " an taol vaillantis " ou " ar wreg yaouank magerez " et est interprété par les Frères Morvan, de Botcol, et Fañch Périou, de Trégastel.

 

Annexe
Référence des chansons de Yan ar Guentelles qu'elles apparaissent dans le Catalogue de Joseph Ollivier :

1° : chansons signées nommément par Yan ar Guen :
289 Chanson a neve composet en enor da Louis - Philip 1a ( ), roue ar Fancisien
345 Chanson composet a neve entre daou den yaouanc
346 Chanson composet a nevez evit elogin ar patates
348 Chanson composet a neve var ar c'his ancien hac an ini a so o rên
349 Chanson composet a neve voar sujet ar Jardinerien
Chanson composet a neve voar sujet Daou den yaouanc
350 Chanson composet a neve voar sujet ar parapluyo
351 Chanson composet a nevez var sujet ar patates
354 Chanson composet a nevez voar sujet daou den yaouancq
355A-B Chanson composet a nevez voar sujet Daou den yaouanc
356 Chanson composet a neve voar sujet daou den yaouanc
357 Chanson composet a nevez var sujet daou den yaouanc pere n'em gare fidel
358 Chanson composet a neve voar sujet daou den yaouanc, separet gant ar goel deod ha marvet an eil gant cûn d'eguile
359 Chanson composet a neve voar sujet eur plac'h yaouanc
361 Chanson composet a nevez voar sujet pevar Soudard partiet a Blouyan, en bloa unan ha tregont
507 Chanson var sujet ur soudard yaouanc hac e Vestrez, dispartiet er bloa 1833
508 Chanson var sujet ur Zoudard yaouanq hac e Vestrez, dispartiet er bloa 1832
562 Disput composet a neve entre ar C'hemener hac ar Guiader
563A Disput composet a neve entre ar C'here, hac ar Botoer coat
566A Disput entre an Dour hac an Tan
573 Disput etre ar Paperer hac ar Pillaouer
Disput an An hac ar Gouan
659 Guerz Composet a neve voar sujet an Tourmanchou a so bet er bloa 1836
660 Guerz composet a nevez Var sujet ar c'hlénvet bras
661 Guerz composet a nevez var sujet ar malheur erruet e Monroulès, gant Tour an Itron Vari ar Vur o couea
823 Quimniat composet a nevez var sujet daou den iaouanc
825A Quimniad entre daou den yaouanc ous en em separi
940 Recit composet a neve evit explica ar maleur erruet tost da Baris
946A Recit composet a nevez var ar bla so o ren
947A Recit composet a neve voar eun tol vaillantis erruet a dost da Baris, er bla 1839, an 3 a vis meurs
948 Recit composet a nevez voar eur c'hrim commettet gant potret an Herec, juget d'ar maro an 13 a vis ebrel 1840
951 Recit composet a nevez var sujet ar patates
952A Recit composet a nevez var sujet un evenamant arruet gant eur Cure santel eus a eskopti Milan
955 Recit composet a neve var sujet ur c'hrim commettet gant Berd an Ancien
956 Recit composet a neve voar sujet eur maleur erruet e Landreger, er bla pevar ha tregont, ar seitec a viz even
957 Recit composet a nevez var sujet eur maleur arruet en not Pleumeur-Bodou
959 Recit composet a nevez var sujet eur malheur arruet en Plouguiel, er bla c'hoec'h ha tregont, an de divezan a viz goelen
961 Recit composet a neve var sujet eur soudard
962 Recit composet a neve var sujet tri malurus
970A Recit deus ar maleuriou arruet en departamant ar Var en dro da Sant Etienne, occasionet gant an orach ar 14 hac ar 15 dimeus a viz even 1835
970B Disput composet a nevez entre an Dour hac an Avel
974 Recit eus a un exempl êruet a neve
1000 Recit voar eur malheur erruet en Sant Cleve gant an tan, en deio Mollarge [1836]
1005 Recit voar vue santes Philomel

2° : Chansons attribuées à Yan ar Guen par Joseph Ollivier:
344 Chanson composet a neve entre an den interesset hac an den feneant
348 Recit composet a neve var sujet eur maleurus deus a Avranch
353 Chanson composet a neve voar sujet c'hoec'h miliner, en bemp a viz querdu, ep bloa c'hoec'h ha tregont
360 Chanson composet a neve, voar sujet eur soudard hac e Vestrez
478A Chanson neve var sujet eur c'hloarec hac e vestrez
492A Chanson Potret Plouillau
662 Guers composet a nêve var sujet ur Maleur êruet en bourg Plestin, er 17 a viz Du 1817
664 Guers Composet a nêve, var sujet ur marichal maleurus
709 Guers Nêve, var sujet eur Maleur êruet gant eur Guêr hac eul loden eus eur Brovinç eus ar Suiss
953 Chanson composet a nevez voar sujet eur Soudard hac e Vestres
965 Recit composet var Maro an Duc de Berri
1003 Recit var sujet eun exempl erruet gant tri maleurus

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